1r:1
Mon cher Theo,
le travail me tient tellement que je ne peux pas arriver à écrire. J’aurais bien encore voulu écrire à Gauguin car je crains qu’il ne soit plus malade qu’il ne dit – sa dernière lettre au crayon en avait tellement l’air.–
Dans ce cas, que faire – je n’ai pas encore de réponse de Russell.1
Hier j’étais au soleil couchant dans une bruyère pierreuse où croissent des chênes tres petits et tordus, dans le fond une ruine sur la colline2 et dans le vallon du blé. C’était romantique, on ne peut davantage, à la Monticelli, le soleil versait des rayons tres jaunes sur les buissons et le terrain, absolument une pluie d’or. Et toutes les lignes etaient belles, l’ensemble d’une noblesse charmante. On n’aurait pas du tout été surpris de voir surgir soudainement des cavaliers et des dames revenant d’une chasse au faucon ou d’entendre la voix d’un vieux troubadour Provençal. Les terrains semblaient violets, les lointains bleus.  1v:2 J’en ai rapporté une étude d’ailleurs mais qui reste bien en dessous de ce que j’avais voulu faire.3 Tasset l’autre jour n’avait pas envoyé assez de blanc de zinc.4 Je m’en trouve très bien de l’employer mais il a le désavantage de sécher très lentement, ainsi par exemple des études faites à Stes Maries ne sont pas encore sèches.5
J’avais compté aller dans la Camargue mais le vétérinaire qui aurait dû venir me prendre pour faire sa tournée avec lui m’a laissé en plan.6 Cela m’est assez egal vu que je n’aime que médiocrement les taureaux sauvages.
C’est à ma stupéfaction que j’aperçois déjà le fond de mon portemonnaie, il est vrai que j’ai eu mon mois de loyer à payer. Il faut bien savoir que si j’en abstrais la nourriture et le logement tout le reste de mon argent s’en va encore dans les toiles. En somme celles ci nous reviennent assez chères sans compter le mal qu’elles donnent.  1v:3 Pourtant j’ose espérer qu’un jour l’argent qu’on dépense reviendra en partie et si j’avais davantage de l’argent j’en depenserais davantage encore pour chercher à faire des colorations bien riches.

[sketch A]
Voici un motif nouveau. un coin de jardin avec des buissons en boule et un arbre pleureur et dans le fond des touffes de lauriers roses. Et le gazon qu’on vient de faucher avec les longues trainées de foin qui sèche au soleil. Un petit coin de ciel bleu vert dans le haut.7
 1r:4
Je suis en train de lire du Balzac, César Birotteau, je te l’envoie lorsque je l’aurai fini8 – je crois que je vais relire le tout de Balzac.
En venant ici j’avais espéré qu’il y aurait à faire des amateurs ici – jusqu’ici je n’ai pas avancé d’un seul centimètre dans le coeur des gens. Maintenant Marseille? Je ne sais mais cela pourrait bien n’être rien qu’une illusion. En tout cas j’ai cessé de spéculer un peu là-dessus. Un grand nombre de journées se passe donc sans que je dise un mot à personne que pour demander à diner ou un café. Et cela a été ainsi dès le commencement. Jusqu’à présent la solitude ne m’a pourtant pas beaucoup gêné, tellement j’ai trouvé intéressant le soleil plus fort et son effet sur la nature.
Ecris moi si tu peux un jour ou deux jours plus tôt, la fin semaine sera un peu raide. Poignée de main.

t. à t.
Vincent

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