1r:1
Mon cher Bernard –
je ne sais ce que j’ai fourré dans ma lettre d’hier à la place du feuillet ci-inclus1 ayant rapport à ton dernier sonnet. Le cas est que je suis si éreinté par le travail que le soir – quoique cela me repose d’écrire – je suis comme une machine détraquée, tellement la journée en plein soleil m’a fatigué d’un autre côté. et c’est pourquoi j’ai fourré dans la lettre un autre feuillet à la place de celui-ci.
En relisant le feuillet d’hier – ma foi je te l’envoie tel quel, pour moi en le relisant il me semble lisible et donc je te l’envoie.
Aujourd’hui encore journée raide de travail.
Si tu voyais mes toiles qu’en dirais-tu – tu n’y trouverais pas le coup de brosse presque timide et consciencieux de Cezanne.–
Mais puisqu’actuellement je peins la même campagne de la Crau & Camargue – quoiqu’à un endroit un peu divergent – toutefois il pourrait y demeurer certains rapports de couleur.– Qu’en sais-je – involontairement j’ai de temps en temps pensé à Cezanne, justement lorsque je me suis rendu compte de sa touche si malhabile dans certaines etudes – passe moi le mot malhabile – vu qu’il a exécuté les dites études probablement lorsque le mistral soufflait.
Ayant affaire à la même difficulté la moitié du temps, je m’explique la raison pourquoi la touche de Cezanne est tantôt très sûre et tantôt parait maladroite. C’est son chevalet qui branle.
J’ai quelquefois travaillé excessivement vite, est ce un defaut? je n’y peux rien.
Ainsi une toile de 30 – le soir d’eté2 – je l’ai peinte dans une seule seance.–
Y revenir est pas possible – la détruire – pourquoi, puisque je suis sorti dehors en plein mistral exprès pour faire cela.–
N’est-ce pas plutôt l’intensité de la pensée que le calme de la touche que nous recherchons – et dans la circonstance donnée de travail primesautier sur place et sur nature, la touche calme et bien reglée est-elle toujours possible? Ma foi – il me semble – pas plus que l’escrime à l’assaut.
 1v:2
J’ai envoyé ton dessin du bordel3 à mon frère et j’ai sollicité de te faire un achat.
Si mon frère peut, il le fera, car il sait bien que je dois avoir le désir de te faire vendre quelque chôse.
Si tu voulais je destinerais à un échange avec toi la tête de zouave que j’ai peinte.4
Seulement je n’en parlerai qu’en cas que je puisse en même temps te faire vendre quelque chôse.
Ce serait en réponse de ton essai de bordel.– Si à nous deux nous exécutions un bordel je suis sûr que comme caractère nous y employerions l’étude du zouave.– Ah si plusieurs peintres étaient d’accord pour collaborer à de grandes chôses.–
L’art de l’avenir pourrait nous montrer des exemples de cela.– Les tableaux nécessaires maintenant, c’est qu’il faudrait être à plusieurs pour en supporter les difficultés matérielles. Enfin – hélas – nous n’en sommes pas là – l’art de la peinture ne va pas aussi vite que la littérature.
Je t’écris cette fois ci ainsi qu’hier bien à la hâte, bien éreinté. et à ce moment aussi je ne suis pas capable de dessiner, la matinée dans les champs m’a complètement fatiguée dans cette capacité là.
C’est que çà fatigue, ce soleil d’ici.– Je suis de même entièrement incapable de juger mon propre travail. Je ne puis pas voir si les études soient bonnes ou mauvaises. J’ai sept études des blés,5 malheureusement toutes bien contre mon gré rien que des paysages.– Des paysages jaunes vieil or – faits vite vite vite et pressé comme le moissonneur qui se tait sous le soleil ardent, se concentrant pour en abattre.
Je me dis que tu dois peut-être – être surpris de voir combien peu moi j’aime la bible laquelle pourtant j’ai souvent cherché à etudier un peu – il n’y a que ce noyau, le christ – qui au point de vue de l’art me semble superieur – dans tous les cas autre chôse – que l’antiquité Grecque, Indienne, Egyptienne, Persane, lesquelles ont été si loin. Or je le repète – ce Christ est plus artiste que les artistes – il travaille en esprit et chair vivants, il fait des hommes au lieu de statues alors..... je me sens bien être boeuf – etant peintre.... et j’admire le taureau, l’aigle, l’homme,6 avec une vénération – qui – m’empêchera d’être un ambitieux.7
Poignée de main.

t. à t.
Vincent

 2r:3
j’ajoute pour ces sonnets8 explication de ce que j’entends par – le dessin n’en est pas bien sûr de soi:
Tu fais la morale à la fin.–
tu dis à la société qu’elle est infâme parceque la putain nous fait penser à la viande, à la halle.–
Très bien cela, la putain est comme la viande chez le charcutier.–
Moi, abruti, je comprends, je sens cela, je retrouve une sensation de ma vie à moi, je dis: c’est bien parlé.
car le rythme sonore des mots colorés m’évoque la réalité brutale du bouge avec une grande intensité.
Mais les reproches adressées à la fin à “la societe”, pour moi abruti, mot creux comme “le bon dieu”, ne me font plus d’effet.–
Ca n’y est pas, dis-je, et je retombe dans mon abrutissement, j’oublie la poésie forte assez d’aborda pour dissiper mon hébétude.
Est ce vrai ou non.
Constater des faits comme tu commences à le faire c’est donner des coups de bistouri de chirurgien qui explique une anatomie.
 2v:4
j’écoute recueilli et interessé, je regarde mais si après le chirurgien anatomiste va me faire de la morale comme ça, je trouve que cette derniere tirade n’a pas la même valeur que la démonstration anatomique.
étudier, analyser la société, cela dit toujours plus que moraliser.
Rien ne me semblerait plus curieux que de dire par exemple pourtant: “voilà cette viande de la halle, remarquez combien tout de même, malgré tout, elle reste électrisable momentanément par le stimulus d’un amour plus raffiné & inattendu.”
Ainsi que la chenille repue qui ne mange plus, qui rampe sur un mur au lieu de ramper sur une feuille de choux, cette femelle repue ne peut plus aimer quand bien même qu’elle s’y met – elle cherche, cherche, cherche, sait-elle elle-même quoi? Elle est conscientieuse, vivante, sensible, galvanisée, rajeunie momentanément, mais impuissante. Elle aime encore pourtant – donc sa vie y est – pas à tortiller – malgré qu’elle soit finie et mourante en tant que bête terrestre. le papillon, où éclot-il le papillon, de cette chenille repue – le hanneton de ce blanc ver.–––
Voilà d’ailleurs où j’en suis en tant qu’études de vieilles putains –––––– je voudrais bien aussi aproximativement savoir de quoi moi-même je suis peutêtre la larve.

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