1r:1
Mon cher Theo,
bien merci de ta bonne lettre et du billet de 50 fr. qui y était inclus.
Il faudra tout de même écrire à Gauguin.1 Le mal c’est ce sacré voyage, lorsqu’ona l’engage à le faire et si après cela ne lui va pas on serait mal pris. Je pense lui écrire aujourd’hui & t’enverrai la lettre.
Maintenant que j’ai vu la mer ici je ressens tout à fait l’importance qu’il y a de rester dans le midi et de sentir – s’il faut encore outrer la couleur davantage – l’Afrique pas loin de soi.
Je t’envoie par même courier des dessins de Stes Maries. Au moment de partir le matin fort de bonne heure j’ai fait le dessin des bateaux et j’en ai le tableau en train, toile de 30 avec davantage de mer et de ciel à droite.2
C’etait avant que les bateaux ne fichaient le camp, je l’avais observé tous les autres matins mais comme ils partent très de bonne heure avais pas eu le temps de le faire.
J’ai encore 3 dessins de cabanes dont j’ai encore besoin et qui suivront, ceux ci des cabanes sont un peu durs mais j’en ai de plus soignés.3  1v:2 Je te ferai un envoi de peintures roulées aussitôt les marines sèches.4
Vois tu ce toupet de ces idiots à Dordrecht, vois tu cette suffisance, ils veulent bien condescendre à de Gas & Pissaro – dont d’ailleurs ils n’ont jamais rien vu, pas plus que des autres.5
Seulement c’est très bon signe que les jeunes soient furieux, cela prouve peutêtre qu’il y a des vieux qui en ont dit du bien.
Pour ce qui est de resterb dans le midi, meme si c’est plus cher – Voyons, on aime la peinture Japonaise, on en a subi l’influence – tous les impressionistes ont ca en commun – et on n’irait pas au Japon c. à d. ce qui est l’equivalent du Japon, le midi.– Je crois donc qu’encore après tout l’avenir de l’art nouveau est dans le midi.
Seulement c’est mauvaise politique d’y rester seul lorsque deux ou trois pourraient s’aider à vivre de peu.
 1v:3
Je voudrais que tu passas quelque temps ici, tu sentirais la chose – au bout de quelque temps la vue change, on voit avec un oeil plus Japonais, on sent autrement la couleur. Aussi ai je la conviction que justement par un long sejour ici je degagerai ma personalité. Le japonais dessine vite, très vite, comme un eclair, c’est que ses nerfs sont plus fins, son sentiment plus simple.6 Je ne suis ici que quelques mois mais – dites moi, est ce qu’à Paris j’aurais dessiné en une heure le dessin des bateaux?
Même pas avec le cadre,7 or ceci c’est fait sans mesurer, en laissant aller la plume. Je me dis donc que peu à peu les frais seront balancés par le travail. Je voudrais qu’on gagne beaucoup d’argent pour faire venir ici de bons artistes qui se morfondent dans la boue du petit boulevard trop souvent.8 Heureusement que c’est excessivement facile de vendre des tableaux comme il faut dans un endroit comme il faut à un monsieur comme il faut. Depuis que le distingué Albert9 nous a donné la recette toutes les  1r:4 difficultés ont disparues par enchantement. Il n’y a qu’à aller dans la rue de la Paix10 – là se balade expressement pour cela – l’amateur bien.
Si Gauguin venait ici lui & moi pourraient peutêtre accompagner Bernard en Afrique lorsque celui là y ira faire son service.
Qu’est ce que tu as décidé pour les deux soeurs.
Anquetin & Lautrec – je pense – ne trouveront pas bien ce que je fais.–11 il a paru, il parait, un article sur Anquetin dans Revue indépend. où on le nommerait le chef d’une nouvelle tendance où le japonisme etait plus accusé encore &c.12 Je ne l’ai pas lu mais enfin – le chef du petit Boulevard est sans aucun doute Seurat et dans la japonaiserie le petit Bernard a été plus loin peut etre qu’Anquetin. Dites leur que j’ai un tableau des bateaux, cela et le pont de l’anglais13 pourrait aller à Anquetin. Ce que dit Pissarro est vrai – il faudrait hardiment exagérer les effets que produisent par leur accords ou leur désaccords les couleurs.– C’est comme pour le dessin – le dessin, la couleur juste – n’est pas peutetre l’essentiel qu’il faut chercher – car le reflet de la realité dans le miroir, si c’etait possible de le fixer avec couleur & tout – ne serait aucunement un tableau, pas davantage qu’une photographie.
à bientot, poignée de main.

t. à t.
Vincent

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