1r:1
Mon cher Bernard,
je viens de recevoir ta dernière lettre – tu as bien raison de voir que ces négresses1 étaient navrantes – tu as bien raison de ne pas trouver cela innocent.
Je viens de lire un livre – pas beau et pas bien écrit d’ailleurs – sur les Iles Marquises,2 mais bien navrant lorsqu’il raconte l’extermination de toute une tribu d’indigènes – antropophages dans ce sens que disons une fois par mois on mangeait un individu, qu’est ce que ça fait?
Les blancs, très crétiens etc., pour mettre fin à cette barbarie? réellement peu féroce.... n’ont pas trouvé mieux que d’exterminer et la tribu des indigenes antropophages et la tribu avec laquelle la première guerroyait (pour se procurer ainsi de part et d’autre les prisonniers de guerre mangeables nécessaires). Ensuite on a annexé les deux îles, qui sont devenus d’un lugubre!!! Ces races tatouées, ces nègres, ces indiens, tout tout tout disparaît ou se vicie. Et l’affreux blanc avec sa bouteille d’alcool, son portemonnaie et sa vérole, quand donc l’aura-t on assez vu! L’affreux blanc avec son hypocrisie, son avarice et sa stérilité. Et ces sauvages etaient si doux et si amoureux.
 1v:2
Ah tu fais rudement bien de penser à Gauguin – c’est de la haute poesie ses négresses – et tout ce que fait sa main a un caractère doux navré étonnant. On ne le comprend pas encore et lui souffre beaucoup de ne pas vendre, comme d’autres vrais poètes.3
Mon cher copain je t’aurais déjà écrit plus tôt, seulement ai eu pas mal de chôses sur les bras, j’ai expedié un premier envoi d’études à mon frère et d’un, j’ai eu du mal avec ma santé et de deux, et de trois j’ai loué une maison peint en jaune en dehors, blanchie à la chaux en dedans, en plein soleil (4 pieces).4
Avec tout cela de nouvelles études en train.– Et le soir j’étais souvent trop abruti pour écrire.
Voila pourquoi ma réponse a tardé.
Ecoute, le sonnet des femmes du boulevard a du bon mais n’y est pas – la fin est banale.
une femme “sublime”, je ne sais pas ce que tu entends par là ni toi non plus dans ce cas.
Ensuite

“dans le clan des vieux et des jeunes maraude
Ceux qu’elle emmenera coucher le soir très tard.”5

quelque chôse comme ca – c’est pas caractéristique car  1v:3 les femmes de notre boulevard – du petit6 – d’habitude couchent seules la nuit car elles tirent 5 ou 6 coups dans la journee ou le soir et – très tard c’est cet honorable carnivore, leur maquereau, qui vient les chercher et les reconduire, oui, mais il ne couche pas avec (que rarement). la femme éreintée et defaite se couche seule d’habitude et dort d’un sommeil de plomb. Mais avec deux ou 3 lignes de refaites cela y sera.
Qu’est ce que tu as peint maintenant. J’ai fait moi une nature morte avec – une cafetière en fer emaillé bleu – une tasse & soucoupe bleu de roi, un pot au lait carrelé cobalt pâle et blanc, une tasse avec dessins orangés et bleus sur fond blanc, un pot en majolique bleu avec fleurs & feuillages verts, bruns, roses, tout cela sur une nappe bleue sur un fond jaune. Avec ces poteries 2 oranges & trois citrons.7 C’est donc une variation de bleus égayée par une serie de jaunes qui vont jusqu’à l’orangé.
Puis j’ai une autre nature morte, des citrons dans un panier sur fond jaune.8
 1r:4
Puis une vue d’Arles – de la ville on n’apercoit que quelques toits rouges et une tour, le reste est cachée par de la verdure de figuiers &c.
Cela tout au fond et une bande étroite de ciel bleu dessus. La ville est entourée d’immenses prairies toutes fleuries d’innombrables boutons d’or – une mer jaune.– Ces prairies sont coupés sur le premier plan par un fossé rempli de fleurs d’iris violettes.9 On a coupé l’herbe pendant que j’etais en train de peindre, ce n’est donc qu’une étude et non un tableau fait que j’avais l’intention d’en faire. Mais quel motif – hein – cette mer de fleurs jaunes avec une barre d’iris violets et au fond la coquette petite ville aux jolies femmes. Puis deux études de bords de route – après – faites en plein mistral.10
Si tu n’attendais pas ma réponse de suite je ferais croquis. Bon courage, bonne chance, poignée de main. Je suis ereinté ce soir.
Je t’écris de nouveau de ces jours ci plus à mon aise.

Vincent

P.S. le croquis de femme dans l’avant-dernière lettre est bien joli.11

Mon adresse:
Place Lamartine 2
Arles.

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