1r:1
Mon cher Theo,
Voici un petit mot pour Bernard et pour Lautrec auquels j’avais formellement promis d’écrire.–1 Je te l’envoie pour que tu le leur donnes à l’occasion, cela ne presse pas le moins du monde et cela sera pour toi une raison de voir ce qu’ils font et d’entendre ce qu’ils disent, si tu veux.–
Mais qu’est-ce que fait Tersteeg? Rien? Si tu n’as pas de réponse, si j’étais de toi je lui écrirais un mot très-court et très-calme mais exprimant que tu es stupéfait de ce qu’il ne t’aie pas répondu. je dis personellement parceque quand bien même qu’il ne me répond pas à moi – à toi – IL DOIT répondre et tu dois insister pour avoir une réponse. Sans cela tu y perdrais de ton aplomb et au contraire l’occasion est excellente pour en prendre.–2 Je ne crois pas qu’il faille insister par une nouvelle lettre expliquant encore une fois la chôse. Il faut être prudent avec lui – mais ce qu’il faut éviter c’est de se laisser traiter comme si l’on était mort ou hors la loi. Suffit.– Espérons que dans l’intervalle tu aies reçu sa réponse.
J’ai reçu un mot de Gauguin3 qui se plaint du mauvais temps, qui souffre toujours et qui dit que rien ne l’agace plus que le manque d’argent parmi la variété des contrariétés humaines et pourtant il se sent condamné à la dêche à perpétuité.
 1v:2
Ces derniers jours vent & pluie, j’ai travaillé chez moi à l’étude dont j’ai fait un croquis dans la lettre de Bernard.4 Je voulais arriver à y mettre des couleurs comme dans les vitraux et un dessin à lignes fermes.–5
Suis en train de lire Pierre et Jean de Guy de Maupassant. C’est beau – as tu lu la préface expliquant la liberté qu’a l’artiste d’exagérer, de créer une nature plus belle, plus simple, plus consolante dans un roman,6 puis expliquant ce que voulait peutêtre bien dire le mot de Flaubert le talent est une longue patience – et l’originalité un effort de volonté et d’observation intense.7
Il y a ici un portique gothique que je commence à trouver admirable, le portique de St Trophime,8 mais c’est si cruel, si monstrueux, comme un cauchemar chinois,9 que même ce beau monument d’un si grand style me semble d’un autre monde auquel je suis aussi bien aise de ne pas apartenir que le monde glorieux du Romain Néron.–10
Faut-il dire la vérité et y ajouter que les zouaves, les bordels, les adorables petites arlésiennes qui s’en vont faire leur première communion,11 le prêtre en surplis qui ressemble à un rinoceros dangereux, les buveurs d’absinthe, me paraissent aussi des êtres d’un autre monde.  1v:3 C’est pas pour dire que je me sentirais chez moi dans un monde artistique mais c’est pour dire que j’aime mieux me blaguer que de me sentir seul. Et il me semble que je me sentirais triste si je ne prenais pas toutes chôses par le côté blague.
Tu as encore eu de la neige en abondance à Paris à ce que nous raconte notre ami L’intransigeant.12 Ce n’est pourtant pas mal trouvé qu’un journaliste conseille au général Boulanger de se servir désormais, pour donner le change à la police secrète, de lunettes roses, qui selon lui iraient mieux avec la barbe du général.–13 Peut être cela influencerait il d’une façon favorable déjà tant desirée depuis si longtemps – le commerce des tableaux.
Nous allons néamoins un peu voir ce qu’il y a dans ce fameux monsieur Tersteeg. Faut qu’il se prononce – vraiment – dans l’intérêt des copains nous sommes à ce qu’il me semble un peu obligés de ne pas permettre que l’on nous considère comme des morts. Il ne s’agit pas de nous mais il s’agit de l’affaire des impressionistes en général, donc ayant été interpellé par nous il nous faut sa réponse.
Tu sentiras comme moi que nous ne pouvons pas avancer sans être  1r:4 catégoriquement renseignés sur ses intentions.
Si nous tenons comme désirable la création d’une exposition permanente des impressionistes à Londres et à Marseille il va sans dire que nous chercherons à les établir. Reste donc de savoir, Tersteeg en sera-t-il?– si ou non?–
Et si-non, quelles sont ses intentions offensives, existent elles oui ou pas. Et a-t-il calculé comme nous l’effet produit de baisse sur les tableaux de grand prix actuellement, baisse qui, il me semble, se produira probablement dès que les impressionistes auront la hausse.
Remarquez que les vendeurs de tableaux chers s’abiment eux-meme en s’opposant pour des raisons politiques à l’avènement d’une école qui depuis des années a montré une énergie et une persévérance dignes de Millet, Daubigny et d’autres.– Mais fais moi savoir si Tersteeg t’a écrit et ce qu’il pourrait t’avoir dit.– Je ne ferai rien là-dedans sans toi.– Bonne chance et poignée de main.

t. à t.
Vincent

Ci inclus avec les autres lettres celle de Gauguin pour que tu les lises.

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