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54 Rue Lepic.1

Mon cher copain Bernard,
je sens le besoin de te demander pardon de t’avoir lâché si brusquement l’autre jour.2 Ce que par la présente je fais donc sans tarder. Je te recommande de lire les légendes russes de Tolstoï3 et je t’aurai aussi l’article sur Eug. Delacroix dont je t’ai parlé.4
Je suis moi tout de même allé chez Guillaumin, mais dans la soirée, et j’ai pensé que peut-être toi ne sais pas son adresse qui est 13 Quai d’Anjou.5 Je crois que comme homme Guillaumin a les idées mieux en place que les autres et que si tous étaient comme lui on produirait davantage de bonnes choses et aurait moins de temps et d’envie de se manger le nez.
Je persiste à croire que, non pas parceque moi je t’ai engueulé mais parceque cela deviendra ta propre conviction, je persiste à croire que tu t’apercevras que dans les ateliers non seulement on n’apprend pas grand chose quant à la peinture mais encore pas grand chôse de bien en tant que savoir vivre.  1v:2 Et qu’on se trouve obligé d’apprendre à vivre comme à peindre sans avoir recours aux vieux trucs et trompe l’oeil d’intrigants.
Je ne pense pas que ton portrait de toi-meme sera ton dernier ni ton meilleur6 – quoique en somme ce soit terriblement toi.
Dites donc – en somme ce que je cherchais l’autre jour à t’expliquer revient à ceci.– Pour eviter les généralités permets moi de prendre un exemple sur le vif.–
Si tu es brouillé avec un peintre, par exemple avec Signac et qu’en consequence de cela tu dis – si Signac expose là où j’expose je retire mes toiles – et si tu le dénigres, alors il me semble que tu agis pas aussi bien que tu pourrais agir.7
Car il est mieux d’y regarder longtemps avant de juger si categoriquement et de refléchir, la réflection nous faisant apercevoir à nous-même, en cas de brouille, pour notre propre compte autant de torts que notre adversaire et à celui ci autant de raison d’être que nous puissions en desirer pour nous.–
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Si donc tu as deja réflechi que Signac et les autres qui font du pointillé font avec cela assez souvent de très belles choses –
Au lieu de dénigrer celles-là il faut surtout en cas de brouille les estimer et en parler avec sympathie.
Sans cela on devient sectaire étroit soi-même et l’équivalent de ceux qui n’estiment pour rien les autres et se croient les seuls justes.–
Ceci s’étend même aux académiciens car prends par exemple un tableau de Fantin Latour – surtout l’ensemble de son oeuvre.– Eh bien – voila quelqu’un qui ne s’est pas insurgé et est-ce que cela l’empêche, ce je ne sais quoi de calme et de juste qu’il a, d’etre un des caracteres les plus indépendants existants.
Je voulais encore te dire un mot pour ce qui regarde le service militaire que tu seras obligé de faire.–8 Il faut absolument que tu t’occupes dès à présent de cela.–
Directement pour bien t’informer de ce que l’on peut faire en pareil cas, pour garder le droit de travailler d’abord, pour pouvoir choisir une garnison &c. Mais indirectement en soignant ta santé. il ne faut pas y arriver  1r:4 trop anémique ni trop énervé si tu y tiens à sortir de là plus fort.–
Je ne considère pas cela comme un tres grand malheur pour toi que tu sois obligé de partir soldat mais comme une épreuve très grave de laquelle si tu en sors tu en sortiras un très grand artiste. D’ici là fais tout ce que tu peux pour te fortifier car il te faudra joliment du nerf. Si pendant cette année tu travailles beaucoup je crois que tu peux bien arriver à avoir un certain stock de toiles, desquelles on cherchera à t’en vendre, sachant que tu auras besoin d’argent de poche pour te payer des modèles.
Volontiers je ferai mon possible pour faire que ce que l’on a commencé dans la salle reussisse9 mais je crois que la premiere condition pour reussir c’est de laisser là les petites jalousies, il n’y a que l’union qui fait la force. L’interêt commun vaut bien qu’on y sacrifie l’égoisme, le chacun pour soi.
Je te serre bien la main.

Vincent

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