1r:1
1Mon cher Theo,
2C’est un peu à contrecoeur que je t’écris/ ne l’ayant pas fait depuis si longtemps1
3et cela pour mainte raison. Jusqu’à un certain point tu es devenu pour moi
4un étranger et moi aussi je le suis pour toi/ peutêtre plus que tu ne penses/
5'peutêtre vaudrait il mieux pour nous ne pas continuer ainsi_
6Il est possible que je ne t’aurais pas même écrit maintenant si ce
7n’était que je suis dans l’obligations, dans la nécessité de t’écrire_
8Si, dis je, toi-même, tu ne m’eusses pas mis dans cette nécessité-là.
9J’ai appris à Etten2 que tu avais envoyé cinquante francs pour moi/
10hé bien, je les ai acceptées.3 Certainement à contre coeur, certainement
11avec un sentiment assez mélancolique mais je suis dans un
12espèce de cul-de-sac ou de gâchis, comment faire autrement.
13Et c’est donc pour t’en remercier que je t’écris_
14Je suis comme tu le sais peut-être de retour dans le Borinage, mon
15pere me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j’ai dit
16non et je crois avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement
17je suis devenu plus ou moins dans la famille un espèce de personnage
18impossible et suspect/ quoi qu’il en soit quelqu’un qui n’a pas la confiance/ en quoi
19donc pourrais-je en aucune manière être utile à qui que ce soit_
20C’est pourquoi qu’avant tout, je suis porté à le croire, c’est avantageux
21et le meilleur parti à prendre et le plus raisonnable que je m’en aille
22et me tienne à distance convenable/ que je sois comme n’étant pas.
23Ce qu’est la mue pour les oiseaux,4 le temps où ils changent de plumage,
24cela c’est l’adversité ou le malheur/ les temps difficiles5 pour nous autres
25êtres humains_ On peut y rester dans ce temp de mue/ on peut aussi
26en sortir comme renouvelé/ mais toutefois cela ne se fait pas en public/
27c’est guère amusant/ c’est pas gai donc il s’agit de s’éclipser. Bon, soit.
28Maintenant/ quoique cela soit chose d’une difficulté plus ou moins
29déséspérante de regagner la confiance d’une famille toute entière/ peutêtre
30pas entièrement dépourvue de préjugés et autres qualités pareillement
31honorables et fashionables/ toutefois je ne désespère pas tout à fait que
32peu à peu/ lentement & surement/ l’entente cordiale
33soit retablie avec un tel et un tel autre.
34'Aussi est-il qu’en premier lieu je voudrais bien voir que cette entente
35cordiale/ pour ne pas dire davantage/ soit retablie entre mon père et moi
36et puis j’y tiendrais également beaucoup qu’elle se retablisse entre nous deux_
37Entente cordiale vaut infiniment mieux que malentendu.
38Je dois maintenant t’ennuyer avec certaines choses abstraites/
39pourtant je voudrais bien que tu les entendes avec patience_
40Moi je suis un homme à passions/ capable de et sujet à faire des choses
41plus ou moins insensées dont il m’arrive de me repentir plus ou moins_
42Il m’arrive bien de parler ou d’agir un peu trop vite lorsqu’il
43vaudrait mieux attendre avec plus de patience. Je pense que d’autres
44personnes peuvent aussi quelquefois faire pareilles imprudences.
45Maintenant cela étant/ que faut il faire/ doit on se considérer
46comme un homme dangereux et incapable de quoi que ce soit_
47Je ne le pense pas. Mais il s’agit de tâcher par tout moyen de tirer de
48ces passions même un bon parti. Par exemple pour nommer une passion
49entre autres/ j’ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres et
50j’ai le besoin de m’instruire continuellement/ d’étudier si vous voulez/
51tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain. Toi tu pourras
52comprendre cela. Lorsque j’etais dans un autre entourage/ dans un entourage
53de tableaux et de choses d’art/ tu sais bien que j’ai alors pris pour cet entourage--
54là une violente passion qui allait jusqu’à l’enthousiasme_6 Et je ne m’en
55repens pas/ et maintenant encore loin du pays/ j’ai souvent le mal du pays pour
56le pays des tableaux.
 1v:2
57Tu te rappelles peut-être bien que j’ai bien su (et il se peut bien que
58je le sache encore) ce que c’etait que Rembrandt ou ce que c’était que Millet
59ou Jules Dupré ou Delacroix ou Millais ou M_ Maris_
60Bon – maintenant je n’ai plus cet entourage-là – pourtant ce quelque
61chose qui s’appelle âme/ on prétend que cela ne meurt jamais et que
62cela vit toujours et cherche toujours et toujours et toujours encore.
63Au lieu donc de succomber au mal du pays je me suis dit/ le pays
64ou la patrie est partout.7 Au lieu donc de me laisser aller
65au désespoir j’ai pris le parti de mélancholie active
66pour autant que j’avais la puissance d’activité/ ou en d’autres termes
67j’ai préféré la mélancholie qui espère et qui aspire et qui cherche
68à celle qui morne et stagnante désespère. J’ai donc étudié plus
69ou moins sérieusement les livres à ma portée tels que la Bible
70et la révolution Française de Michelet8 et puis l’hiver dernier Shakespeare
71et un peu V. Hugo et Dickens et Beecher Stowe et puis dernièrement
72Eschyle9 et puis plusieurs autres moins classiques, plusieurs grands
73petits maîtres. Tu sais bien que tel qu’on range parmi les petits?
74maîtres s’appelle Fabricius ou Bida.
75Maintenant celui qui est absorbé en tout cela quelque fois est
76choquant/ shocking/ pour les autres et sans le vouloir pèche plus
77ou moins contre certaines formes et usages et convenances sociales.
78Pourtant c’est dommage quand on prend cela de mauvaise part_
79Par exemple tu sais bien que souvent j’ai negligé
80ma toilette/ cela je l’admets et j’admets que cela est shocking. Mais voici/
81le gêne et la misère y sont pour quelque chose et puis un découragement
82profond y est aussi pour quelque chose et puis c’est quelquefois un
83bon moyen pour s’assurer la solitude nécessaire pour pouvoir
84approfondir plus ou moins telle ou telle étude qui vous préoccupe.
86Une étude très nécessaire cela est la médecine/ à peine est ce un homme qui
87ne cherche pas à en savoir tant soit peu/ qui ne cherche pas à comprendre
88au moins de quoi il s’agit et voila je n’en sais encore rien du tout. Mais tout cela absorbe, mais tout cela
89préoccupe, mais tout cela vous donne à rêver/ à songer/ à penser.
90Voilà maintenant que déjà depuis 5 ans peut-être/ je ne le sais pas
91au juste/ je suis plus ou moins sans place/ errant çà et là_
92Vous dites maintenant/ depuis telle et telle époque tu as baissé/
93tu t’es éteint/ tu n’as rien fait. Cela est-il tout à fait vrai?
94Il est vrai que j’ai tantôt gagné ma croûte de pain/ tantôt tel ami
95me l’a donné par grâce/ j’ai vécu comme j’ai pu/
96tant bien que mal comme cela allait/ il est vrai que j’ai perdu la confiance
97de plusieurs, il est vrai que mes affaires pécuniaires sont dans un triste état, il est
98vrai que l’avenir est pas mal sombre, il est vrai que j’aurais pu mieux
99faire/ il est vrai que tout juste pour gagner mon pain j’ai perdu du
100temps/ il est vrai que mes études sont elles mêmes dans un état assez triste et désesperant
101et qu’il me manque plus/ infiniment plus que je n’ai_– Mais cela s’appelle-t-il
102baisser et cela s’appelle-t-il ne rien faire.
103Tu diras peut-être/ mais pourquoi n’as tu pas continué comme on aurait
104voulu que tu eusses continué/ par le chemin de l’université_
105Je ne répondrai rien là-dessus que ceci/ cela coûte trop cher et puis cet avenir--
106là était pas mieux que celui d’à présent sur le chemin où je suis.  1v:3
107Mais dans le chemin où je suis je dois continuer/ si je ne fais rien/
108si je n’étudie pas/ si je ne cherche plus/ alors je suis perdu, alors malheur à moi_
109Voilà comme j’envisage la chose, continuer continuer/ voilà ce
110qui est nécessaire.
111Mais quel est ton but définitif/ diras-tu_ ce but devient plus défini/
112se dessinera lentement et surement comme le croquis devient
113esquisse et l’esquisse tableau/ à fur et à mesure qu’on travaille
114plus sérieusement/ qu’on creuse davantage l’idée d’abord vague/
115la premiere pensée fugitive et passagère/ à moins qu’elle devienne fixe.
116Tu dois savoir qu’avec les évangelistes cela est comme
117avec les artistes. Il y a une vieille école académique souvent exécrable/
118tyrannique/ l’abomination de la désolation10 enfin – des hommes
119ayant comme une armure/ une cuirasse d’acier de préjugés et de conventions_
120Ceux-là/ quand ils sont à la tête des affaires/ disposent des places
121et par système de circumlocution11 cherchent à
122maintenir leur protégés et à en exclure l’homme naturel_
123Leur Dieu c’est comme le Dieu de l’ivrogne Falstaff de Shakespeare
124'“le dedans d’une église”/ “the inside of a church”;12 d en vérité certains
125messieurs évangeliques??? se trouvent par étrange rencontre (peut être seraient
126'ils eux mêmes/ s’ils étaient capable d’émotion humaine/ un peu surpris)
127se trouvent plantés au même point de vue que l’ivrogne type en
128fait de choses spirituelles. Mais il est peu à craindre que jamais leur aveuglement se change en
128a clairvoyance là-dessus.13
129Cet état de choses a son mauvais côté pour celui qui n’est pas d’accord
130avec tout cela et qui de toute son âme et de tout son coeur et avec
131toute l’indignation dont il est capable proteste là contre.
132Pour moi je respecte les académiciens qui ne sont pas comme ces academiciens--
133/ mais les respectables sont plus clairsemés qu’on ne croirait
134à première vue. Maintenant une des causes pourquoi maintenant je
135suis hors de place/ pourquoi pendant des années j’ai été hors de place/
136cela est tout bonnement parceque j’ai d’autres idées que les messieurs qui
137'donnent les places aux sujets qui pensent comme eux.
138C’est pas une simple question de toilette comme on me l’a hypocritement reproché/
139c’est question plus serieuse que cela/ je t’en assure.
140Pourquoi je te dis tout cela – non pas pour me plaindre/ non pas
141pour m’excuser sur ce en quoi je puis avoir plus ou moins tort/ mais
142tout simplement pour te dire ceci: Lors de ta dernière visite l’été passé14
143lorsque nous nous sommes promenés à deux près de la fosse abandonnée
144qu’on appelle La Sorcière/15 tu m’as rappelé qu’il y avait un temps où
145nous étions aussi à nous promener à deux près du vieux canal
146et moulin de Ryswyk/16 et alors, disais tu, nous étions d’accord sur bien
147des choses, mais, as-tu ajouté – depuis lors tu as bien changé/ tu n’es
148plus le même. Hé bien, cela n’est pas tout à fait ainsi, ce qui a changé
149c’est qu’alors ma vie etait moins difficile et mon avenir moins
150sombre en apparence, mais quant-à l’intérieur/ quant à ma manière
151de voir et de penser, cela n’a pas changé_ Seulement si en effet
152il y aurait changement/ c’est que maintenant je pense et je crois
153et j’aime plus sérieusement ce qu’alors aussi déjà je pensais/
154je croyais et j’aimais.
155Ce serait donc un malentendu si tu persisterais à croire que
156par exemple maintenant je serais moins chaleureux pour
157Rembrandt ou Millet ou Delacroix ou qui ou quoi que ce soit
158car c’est le contraire_ Seulement voyez vous/ il y a plusieurs
159choses qu’il s’agit de croire et d’aimer/ il y a du Rembrandt dans  1r:4
160'Shakespeare17 et du Corrège ou du Sarto en Michelet et du Delacroix dans V. Hugo/
160aet dans Beecher Stowe il y a de l’Ary Scheffer_
160bEt dans Bunyan il y a du M_ Maris ou du Millet/ une realité pour ainsi dire plus reelle que la réalité mais
160cil faut savoir le lire/ alors il y a là-dedans l’inouï et il sait dire des choses inexprimables/
161et puis il y a du Rembrandt dans l’Evangile ou de l’Evangile
162dans Rembrandt/ comme on veut/ cela revient plus ou moins au même/
163pourvu qu’on entende la chose en bon entendeur, sans
164vouloir la détourner en mauvais sens et si on tient compte des equivauts des comparaisons
164aqui n’ont pas la pretention de diminuer les
164bmerites des personalités
164coriginales_
165Si maintenant tu peux le pardonner à un homme d’approfondir
166les tableaux/ admets aussi que l’amour des livres est aussi sacré que celui
167de Rembrandt, et même je pense que les deux se complètent.
168J’aime fort le portrait d’homme par Fabricius qu’un certain jour/ nous
169promenant aussi à deux/ nous avons longtemps regardé au musée
170d’Harlem.18 Bon mais j’aime tout autant “Richard Cartone”
171de Dickens dans son Paris & Londres en 179319 et je pourrais te montrer
172d’autres figures etrangement saisissante dans d’autres livres encore
173avec ressemblance plus ou moins frappante. Et je pense
174que Kent/ un homme dans King Lear de Shakespeare/ est tout
175'aussi noble et distingué personnage que telle figure de Th. de Keyser/ quoique Kent et King Lear20
175asont sensés avoir vecu longtemps auparavant_
176Pour ne pas en dire davantage, Mon Dieu, comme cela est-il beau_
177Shakespeare, qui est mysterieux comme lui, sa parole et sa
178manière de faire équivaut bien tel pinceau frémissant de fièvre
179et d’émotion. Mais il faut apprendre à lire comme on doit apprendre à voir et apprendre à vivre_21
180Donc tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espece de fidèle
181dans mon infidélité et quoiqu’étant changé je suis le même et mon
182tourment n’est autre que ceci/ à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais
183je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais j’en
184'savoir plus long et approfondir tel et tel sujet. Vois-tu/ cela me
185tourmente continuellement et puis on se sent prisonnier
186dans le gêne/ exclus de participer à telle ou telle oeuvre/
187et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. A cause
188de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides
189là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections
190et on sent le terrible découragement ronger à l’énérgie morale
191même et la fatalité semble pouvoir mettre barrière
192'aux instincts d’affection/ ou une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit/ Jusqu’à quand mon Dieu!22
193Bon, que veux-tu/ ce qui se passe en dedans cela paraît-il en dehors_
194'Tel a un grand foyer dans son âme et personne n’y vient
195jamais se chauffer et les passants n’en aperçoivent qu’un petit
196peu de fumée en haut par la cheminée et puis s’en vont leur chemin.
197Maintenant voilà, que faire, entretenir ce foyer en dedans,
198avoir du sel en soi-même,23 attendre patiemment – pourtant avec combien
199d’impatience, attendre l’heure dis je/ où quiconque voudra
200viendra s’y assoir/ demeurera là/ qu’en sais je. Que quiconque
201croit en Dieu attende l’heure qui viendra tôt ou târd_
202Maintenant pour le moment toutes mes affaires vont mal à ce qui
203parait et cela a été déjà ainsi pour un temps pas tout à fait inconsidérable/
204et cela peut encore rester comme cela pour un avenir de plus ou moins
205longue durée/ mais il se peut qu’après que tout a semblé
206aller de travers tout aille mieux ensuite_ Je n’y compte
207pas, peut-etre cela n’arrivera-t-il pas mais en cas
208qu’il y vînt quelque changement pour le mieux je compterais
209cela comme autant de gagné, j’en serais content, je dirais/
210enfin! voilà pourtant, il y avait donc quelque chose.
 2r:5
211Mais diras tu, pourtant, tu es un être exécrable puisque tu as des
212idées impossibles de religion et des scrupules de conscience puériles_
213Si j’en ai d’impossibles ou de puériles, puissé j’en être delivré/ je ne
214demande pas mieux. Mais voici à peu près où j’en suis sur ce sujet_
215Vous trouverez dans le philosophe sous les toits de Souvestre comment un homme
216du peuple/ un simple ouvrier/ tres misérable si on veut/ se représentait la patrie/24
217“Tu n’as peut-être jamais pensé à ce que c’est que la patrie, reprit-il, en me
218posant une main sur l’épaule; c’est tout ce qui t’entoure, tout ce qui t’a
219élevé et nourri, tout ce que tu as aimé_ Cette campagne que tu vois, ces
220maisons/ ces arbres/ ces jeunes filles qui passent là en riant, c’est la patrie!
221les lois qui te protègent, le pain qui paye ton travail, les paroles que tu
222échanges/ la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des
223choses parmi lesquels tu vis, c’est la patrie! La petite chambre où
224tu as autrefois vu ta mère, les souvenirs qu’elle t’a laissés, la terre
225où elle repose/ c’est la patrie! tu la vois/ tu la respires partout!
226Figure toi, tes droits et tes devoirs/ tes affections et tes besoins/
227tes souvenirs et ta reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom
228'et ce nom sera la patrie.”

229Maintenant de même est-il que tout ce qui est véritablement
230bon/ et beau de beauté intérieure/ morale/ spirituelle et sublime
231dans les hommes et dans leurs oeuvres/ je pense que cela
232vient de Dieu et que tout ce qu’il y a de mauvais et de méchant
233dans les oeuvres des hommes et dans les hommes/ cela n’est pas
234de Dieu et Dieu ne trouve pas cela bien non plus_
235Mais involontairement je suis toujours porté à croire que le
236meilleur moyen pour connaître Dieu c’est d’aimer beaucoup_25
237Aimez tel ami/ telle personne/ telle chose/ ce que tu voudras/
238tu seras dans le bon chemin pour en savoir plus long après/
239voilà ce que je me dis. Mais il faut aimer d’une haute et
240d’une serieuse sympathie intime/ avec volonté/ avec intelligence
241et il faut toujours tâcher d’en savoir plus long, mieux et davantage_
242Cela mène à Dieu/ cela mène à la foi inébranlable_
243Quelqu’un/ pour citer un exemple/ aimera Rembrandt, mais sérieusement,
244il saura bien qu’il y a un Dieu celui-là/ il y croira bien_
245Quelqu’un approfondira l’histoire de la Révolution francaise – il ne
246sera pas incrédule, il verra que dans les grandes choses aussi il y a
247une puissance souveraine qui se manifeste.
248Quelqu’un aurait assisté pour un peu de temps seulement au cours gratuit de la grande
249université de la misère et aurait fait attention aux choses qu’il
250voit de ses yeux et qu’il entend de ses oreilles26 et aurait
251réfléchi là-dessus/ il finira aussi par croire et il en apprendrait
252peut être plus long qu’il ne saurait dire_
253Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chef d’oeuvre les grands
254artistes/ les maîtres sérieux/ il y aura Dieu là-dedans.
255tel l’a écrit ou dit dans un livre et tel dans un tableau_
256Puis lisez la Bible tout bonnement et L’Evangile, c’est que
257cela donne à penser et beaucoup à penser et tout à penser/
258hé bien pensez ce beaucoup/ pensez ce tout, cela relève
259la pensée au-dessus du niveau ordinaire malgré vous_
260puisque l’on sait lire/ qu’on lise donc!
261Maintenant/ après/ par moments on pourrait bien être un peu
262abstrait/27 un peu rêveur/ il y en a qui deviennent un peu trop
263abstraits/ un peu trop rêveurs/ cela m’arrive à moi peutêtre
264mais c’est la faute à moi_ puis après tout/ qui sait/ n’y avait-il
265de quoi/ c’était pour telle ou telle raison que j’étais absorbé/
266préoccupé/ inquiet/ mais on remonte de cela. Le rêveur tombe
267quelquefois dans un puits mais après on dit qu’il en remonte_
 2v:6
268Et l’homme abstrait/ il a sa présence d’esprit aussi par moments/
269comme par compensation_ C’est quelque fois un personnage qui
270a sa raison d’être pour telle et telle raison qu’on ne voit pas toujours
271au premier moment/ ou qu’on oublie par abstraction le plus souvent involontairement_
272Tel qui a longtemp roulé comme ballotté sur une mer
273orageuse arrive enfin à destination/ tel qui a semblé bon
274à rien et incapable à remplir aucune place/ aucune fonction/ finit par
275en trouver une/ et actif et capable d’action se montre tout
276autre qu’il n’avait semblé au premier abord.
277Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient dans ma plume/
278j’en serais bien content si en quelque sorte tu pourrais voir
279en moi autre chose qu’un espèce de faitnéant_
280Puisqu’il y a faitneant et faitnéant qui forment contraste_
281Il y a celui qui est fainéant par paresse et lâcheté de caractère/
282par la bassesse de sa nature. tu peux si tu juges bon me prendre pour un tel_28
283Puis il y a l’autre faitnéant/ le faitnéant bien malgré lui/
284qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action/
285qui ne fait rien parce qu’il est dans l’impossibilité de
286rien faire puisqu’il est comme en prison dans quelque
287chose/ parcequ’il n’a pas ce qu’il lui faudrait pour
288être productif/ parceque la fatalité des circonstances
289le réduit à ce point. un tel ne sait pas toujours lui-même
290ce qu’il pourrait faire mais il sent par
291instinct/ pourtant je suis bon à quelque chose!
292Je me sens une raison d’être! Je sais que je pourrais
293être un tout autre homme! A quoi donc pourrais-je
294être utile/ à quoi pourrais je servir! il y a quelque
295chose au dedans de moi/ qu’est ce que c’est donc!
296Cela, est un tout autre fainéant, tu peux si tu juges bien
297me prendre pour un tel.
298Un oiseau en cage29 au printemp sait fortement bien
299qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon/ il sent fortement
300bien qu’il y a quelque chose à faire mais il ne peut le faire/
301qu’est ce que c’est/ il ne le se rappelle pas bien/ puis
302il a des idees vagues et se dit “les autres font leurs nids et font
303'leurs petits et élèvent la couvée”/ puis il se cogne le crâne contre
304les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau
305est fou de douleur. “Voila un fainéant” dit un autre oiseau qui
306passe – celui là c’est un espèce de rentier. Pourtant le prisonnier
307vit et ne meurt pas/ rien ne parait en dehors de ce qui se passe
308en dedans/ il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil.
309Mais vient la saison des migrations. Accès de melancolie – mais/
310disent les enfants qui le soignent/e dans sa cage il a pourtant tout ce qu’il
311lui faut – mais lui de regarder au dehors le ciel gonflé chargé d’orage
312et de sentir la révolte contre la fatalité en dedans de soi. Je suis en cage, je suis en
313cage et il ne me manque donc rien/ imbéciles! j’ai tout ce qu’il me faut moi!30 Ah de grâce/
314la liberté/ être un oiseau comme les autres oiseaux!
 2v:7
315'Tel homme faitnéant ressemble à tel oiseau fainéant_
316Et les hommes sont souvent dans l’impossibilité de rien faire/
317'prisonniers dans je ne sais quelle cage horrible horrible/ tres horrible_
318Il y a aussi/ je le sais/ la délivrance, la délivrance tardive_
319Une reputation gâtée à tort ou à raison, le gêne, la fatalité des
320circonstance, le malheur, cela fait des prisonniers_
321On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme/
322ce qui mure/ ce qui semble enterrer/ mais on sent pourtant
323'je ne sais quelles barres/ je ne sais quelles grilles – des murs_
324Tout cela est ce imaginaire/ fantaisie_ Je ne le pense
325pas; et puis on se demande/ Mon Dieu est ce pour longtemps/
326est ce pour toujours/ est ce pour l’éternité_
327Sais-tu/ ce qui fait disparaître la prison c’est toute
328affection profonde/ sérieuse_ Etre amis, être frères, aimer/
329cela ouvre la prison par puissance souveraine/ par charme
330très-puissant_ Mais celui qui n’a pas cela demeure dans la mort.
331Mais là où la sympathie renait/ renait la vie_
332Puis la prison quelque fois s’appelle Préjugé/ malentendu/
333ignorance fatale de ceci ou de cela/ méfiance/ fausse honte_
334Mais pour parler d’autre chose/ si moi j’ai baissé/
335d’un autre côté tu as monté. Et si
336moi j’ai perdu des sympathies/ toi tu en as gagnés_
337Voilà ce dont je suis content/ je le dis en vérité
338et cela me réjouira toujours. Si tu étais
339peu sérieux et peu profond je pourrais craindre
340cela ne durera pas mais puisque je pense que
341tu es très sérieux et très profond je me sens porté à croire que cela
342durera.
 2r:8
343Seulement s’il te devenait possible de voir en moi autre chose qu’un
344faitnéant de la mauvaise espèce j’en serais bien aise_
345Puis si jamais je pourrais faire quelque chose pour toi, t’être
346utile en quelque chose/ sache que je suis à ta disposition_
347Si j’ai accepté ce que tu m’as donné/ tu pourrais de même/
348en cas que de manière ou d’autre je pourrais te rendre
349service/ me le demander/ j’en serais content et je le considérerais
350comme une marque de confiance. Nous sommes assez éloigné
351l’un de l’autre et nous pouvons avoir à certains égards des
352manières de voir différentes mais néamoins à telle heure
353un tel jour l’un pourrait rendre service à l’autre_
354Pour aujourd’hui je te serre la main en te remerciant
355encore de la bonté que tu as eue pour moi.
356Si maintenant plus tôt ou plus tard tu voudrais m’écrire/
357mon adresse est chez Ch. Decrucq Rue du Pavillon 8 à Cuesmes/
357après de Mons/31
358et saches qu’en écrivant tu me feras du bien_

359bien à toi
360Vincent


5 vaudrait < voudrait
34 voir que < voir
124 église” < église
124 church”; < church”
126 se trouvent plantés < de se trouvent plantés Van Gogh’s correction led to a repetiton of ‘se trouvent’.
137 aux < Deleted after this: ‘chiens muselés’.
160 a-c et dans [] inexprimables < Insertion uncertain.
175 a sont < ne sont
184 savoir < s’avoir
192 marée < marrée
194 n’y < ne y
228 patrie.” < patrie
303 couvée” < couvée
315 homme faitnéant < homme faitnéat
317 prisonniers < prisoonniers
323 je ne sais quelles grilles < quelles grilles
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