1r:1
Mon cher ami Gauguin
merci de m’avoir de nouveau écrit,1 mon cher ami, et soyez assuré que depuis mon retour j’ai pensé à vous tous les jours. Je ne suis resté à Paris que trois jours, et le bruit &c. Parisien me faisant une bien mauvaise impression j’ai jugé prudent pour ma tête de ficher le camp pour la campagne – sans cela j’aurais bien vite couru chez vous. Et cela me fait énormément plaisir que vous dites que le portrait d’arlésienne fondé rigoureusement sur votre dessin vous a plu.2 J’ai cherché à être fidèle à votre dessin respectueusement et pourtant prenant la liberté d’interpréter par le moyen d’une couleur dans le caractere sobre, et le style du dessin en question.
C’est une synthèse d’arlésienne si vous voulez; comme les syntheses d’arlésiennes sont rares prenez cela comme oeuvre de vous et de moi, comme resumé de nos mois de travail ensemble. Pour le faire j’ai payé moi pour ma part encore d’un mois de maladie3 mais aussi je sais que c’est une toile qui sera comprise par vous, moi et de rares autres, comme nous voudrions qu’on comprenne. Ici mon ami le Dr Gachet y est après deux trois hesitations venu tout à fait et dit: “comme c’est difficile d’être simple”. Bon – je vais encore souligner la chôse en la gravant à l’eau forte, cette chôse-là puis basta.– l’aura qui voudra.4
 1v:2
Avez vous aussi vu les oliviers?5 Maintenant j’ai un portrait du Dr Gachet à expression navrée de notre temps.6 Si vous voulez quelque chose comme vous disiez de votre Christ au jardin des oliviers, pas destiné à être comprise7 mais enfin là jusque-là je vous suis et mon frère saisit bien cette nuance.
J’ai encore de là-bas un cyprès avec une étoile.

[sketch A]
un dernier essai – un ciel de nuit avec une lune sans éclat, à peine le croissant mince émergeant de l’ombre projetée opaque de la terre – une étoile à éclat exageré, si vous voulez, éclat doux de rose & vert dans le ciel outremer où courent des nuages. En bas une route bordée de hautes cannes jaunes derrière lesquelles les basses Alpines bleues, une vieille auberge à fenêtres illuminées orangées et un très-haut cyprès tout droit, tout sombre.
Sur la route une voiture jaune attelée d’un cheval blanc et deux promeneurs attardés.8 Tres romantique si vous voulez mais aussi je crois “de la Provence”. Probablement je graverai à l’eau forte celle là et d’autres paysages et motifs, souvenirs de Provence, alors je me ferai une fête de vous en donner un tout, un résumé un peu voulu et étudié. Mon frère dit que Lauzet, qui fait les lithographies d’après Monticelli, a trouvé bien la tête d’Arlesienne en question.9
 1v:3
Alors vous comprenez qu’etant arrivé à Paris un peu ahuri je n’ai pas encore vu de vos toiles. Mais bientôt j’espère y retourner pour quelques jours. Très content d’apprendre par votre lettre que vous retournez en Bretagne avec de Haan. Il est fort probable que – si vous me le permettez – je viendrai pour un mois vous y rejoindre pour y faire une marine ou deux mais surtout pour vous revoir et faire la connaissance de de Haan. De ces jours-là nous chercherons à faire quelque chôse de voulu et de grave comme cela serait probablement devenu si nous eussions pu continuer là-bas.
Tenez, une idée qui peutetre vous ira. je cherche à faire des études de blé ainsi, je ne peux cependant pas dessiner cela –

[sketch B]
rien que des épis, tiges bleus verts, feuilles longues comme des rubans vert & rose par le reflet, épis jaunissant légerement bordés de rose pâle par la floraison poussiereuse. un liseron rose dans le bas enroulé autour d’une tige. Là-dessus, sur un fond bien vivant et pourtant tranquille je voudrais peindre des portraits. C’est des verts de différente qualité, de même valeur, de facon à former un tout vert qui ferait par sa vibration songer au bruit doux des épis se balançant à la brise.10 C’est pas commode du tout comme coloration.

[sketch C]
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