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1Scheveningen1

2Les côtes de la Hollande sont masquées par des chaînes de dunes
3qui dérobent au voyageur la vue des eaux.– Après une longue et
4pénible ascension dans ces collines de sable, levez les yeux – la
5mer est là! Cette mer du Nord était mal connue des anciens qui
6l’envisageaient à travèrs des fables et de superstitieuses terreurs.–
7Tacite lui-même se la représentait comme bouleversée par des
8vents éternels et comme peuplée de monstres. La verité est que ses côtes
9sont tempêteuses, sa couleur est changeante; sur le premier plan,
10elle est d’un jaune écumeux qui ressemble à l’eau de lessive; plus loin
11d’un vert mourant; là-bas, d’un bleu évaporé qui se confond
12avec la ligne ondoyante du ciel.– De grands nuages projettent
13obliquement de distance en distance leur ombre grave sur ce miroir
14indécis.– Aucuns rochers, aucunes falaises ne brisent l’effort
15des vagues: cette mer se roule sur le lit de sable qu’elle s’est fait
16elle-même et qu’elle étend toujours.– La physionomie des
17côtes de la Hollande varie peu: du sable et puis du sable, de
18l’eau et puis de l’eau, le ciel et puis le ciel.– Sur ces côtes, qui
19donnent le sentiment de l’infini, s’élèvent, depuis l’embou-
20chure de la Meuse jusqu’au Helder, plusieurs villages de
21pecheurs. Le plus intérèssant de ces villages est Scheveningen_
22La plage de Scheveningen est frequentée pendant la belle saison
23par les baigneurs. Un joli village, relié à La Haye par une route
24plantée d’arbres et par une promenade en forme de bois qui se
25perd dans les dunes, reçoit durant l’été des etrangers de toute
26les nations.– Ici tout se ressent du voisinage de l’Océan.
27L’église qui ne manque point d’élégance, conserve l’enorme
28crâne et quelques vertèbres d’un cachalot qui fut jeté sur le
29rivage en 1617 par une tempête. Ce silencieux debris est com-
30me un commentaire de ces paroles de Job “Les monstres Te
31racontent, ô Seigneur”! Dans la principale rue, qui conduit à
32la mer, on rencontre plusieurs marchands de coquillages.–
33Cette mer, dont on entend la voix, ne se montre elle-même que
34quand le voyageur a les pieds tout près de l’eau. Le brusque
35plaisir de la surprise et la grandeur de la scène qui se deploie
36alors, compensent bien cette gradation d’effets qu’on rencontre
37sur d’autres rivages. Une flottille de pêche, dont les flibots sont
38ou échoués sur le sable, ou maintenus par l’ancre, ou épar-
39pillés au large comme les pensées du cerveau de la mer,
40associe l’image du travail aux souvenirs historiques. Ici l’Ocean
41a lieu d’être fier de la Hollande et des Hollandais, en 1673, de
42Ruyter défit en vue de Scheveningen les flottes Anglaises et Francaises.  1v:2
43Ce petit village est le Cherbourg de la Hollande. Il a vu des exils
44et des infortunes royales. C’était par une froide journée de Janvier
451795; les pêcheurs chargeaient dans deux barques des ballots
46et des malles de voyage; d’une voiture qui débouchait à l’extrémité
47du village, sortirent un homme enveloppé d’une large pelisse et une
48femme qui portait un enfant dans ses bras. Cet homme était le
49Prince d’Orange; l’enfant était le petit fils du dernier Stadhouder,
50le futur roi Guillaume II_– En 1813, cette plage revit et reçut
51'au milieu des acclamations (l’Empire venait de tomber) le repré-
52sentant de la meme famille, assise maintenant sur le trone des
53Pays Bas.–
54Si vous continuez sur la droite votre promenade dans les sables, vous
55rencontrez l’hôtel des bains où les habitants de La Haye se rendent
56le Dimanche soir pour entendre de la musique. C’est à la tombee
57de la nuit, quand la mer vole au ciel toutes ses étoiles, un point
58de vue solennel et magnifique. J’ai assisté, devant cet hôtel,
59à un feu d’artifice sur l’eau, dont le motif était naturellement
60l’incendie d’un navire. Je n’ai pas grand gout pour les fusées
61et les chandelles romaines; mais ici la vulgarité de ces fêtes
62se relevait par la grandeur du théatre. La sombre mer faisait
63presque à elle seule tous les frais du spectacle, et grace à
64son fracas sublime, à ces nuages déchirés, aux catastrophes trop
65réelles dont l’imagination pouvait se retracer le tableau
66dans cette incendie artificielle/ la scène ne manquait point de ma-
67jesté.– Cette grande rue, ces bains, ces cafés, ces hôtels, tout cela
68n’est pourtant point Scheveningen. On peut avoir habité cet endroit
69pendant plusieurs étés et ne point connaitre le village des pêcheurs_
70Derrière d’élégantes habitations, qui servent veritablement de
71trompe l’oeil, se cachent des rues étroites, de pauvres niches de
72brique, dans lesquelles se dissimule une population silencieuse
73et misérable. A la porte de ces reduits, devant lesquelles, sèchent du
74linge, des filets, des chemises rouges et des chapelets de poissons
75enfilés dans une corde, apparait de temps à autre une figure
76de femme triste, vieille et amaigrie par la fièvre. Les enfants
77eux, jouent à travers toute cette detresse, comme si c’était un
78des priviléges de leur âge d’ignorer le mal et la pauvreté.–
79La population de Scheveningen est de 6.800 habitants parmi
80lesquels 450 catholiques seulement. Il est à noter que la plu-
81part des aubergistes et des marchands de poisson professent le
82catholicisme, tandis que les armateurs et les pêcheurs sont
83reformés. Il y a pour le village deux ecoles de l’état que nous
84avons visitées, et qui sont parfaitement tenues. La première est,
85à vrai dire, une salle d’asile qui reçoit 250 enfants des deux
85asexes.  1v:3
86Les enfants quittent cette première école vers l’age de six ans et
87entrent alors dans l’école primaire, qui contient 500 élèves.
88L’instruction est distribuée par un chef, cinq sous-maîtres et
89cinq surveillants. On enseigne la lecture, l’écriture, le calcul/
90la geographie et un peu d’histoire. Les enfants sortent de cette
91seconde ecole entre dix et douze ans: le vaisseau les reclame.
92La langue des pecheurs est une sorte de patois qui diffère
93essentiellement du hollandais ordinaire, et dans lequel certains
94linguistes ont cru reconnaître des traces de l’anglo saxon qui pa-
95rait avoir été la souche de l’idiome national. Leur costume
96est particulier, surtout celui des femmes: elles portent durant
97l’hiver, un corsage de serge ou d’indienne, une jupe de serge brune,
98un long camail de la même étoffe et de la même couleur, doublé
99de rouge, avec un collet droit et raide. Cet habillement a quelque
100chose d’austère et de cénobitique: on est d’ailleurs forcé de convenir
101qu’il s’adapte bien au climat et à la profession. Un grand chapeau
102de grosse paille, bordé d’un ruban noir, doublé d’une indienne à
103fleurs, abaissé légèrement de chaque côté, relevé par derrière et par
104devant en forme de nacelle, leur sert à maintenir sur la tête
105jusqu’à trois ou quatre corbeilles. Ces femmes ont une stature ro-
106buste, une grande taille, une figure mediocrement jolie, mais
107qui respire un air de santé, des yeux bleus dont les paupières sont
108peu ouvertes, et des membres vigoureux. A trente ans elles ont déjà
109beaucoup perdu de leur fraîcheur; leur peau est hâlée, circon-
110stance qui tient sans doute au voisinage de la mer et à l’habita-
111tion dans les dunes. Les dunes constituent un pays dans
112le pays même, le sable y réfléchit plus fortement qu’ailleurs
113les rayons du soleil: c’est l’Arabie de la Hollande.
114Les hommes sont relativement de petite taille, leur costume, veste
115et pantalon noirs, favorise peu leur tournure qui est grave, mais
116lourde. Ils ont le visage rond, le col court, les cheveux le plus souvent
117bruns et frisés. Leur grand luxe consiste dans des boutons de
118chemise et dans des boucles d’argent, qu’ils attachent aux
119pieds et à la ceinture.– Cette persistance dans le costume, sur-
120tout dans celui des femmes, cette fixité des traits physiques, ces
121caractères de race qui se conservent par le soin qu’ont les garçons
122et les filles de Scheveningen de ne se marier qu’entre eux, tout cela
123est peutêtre une consequence de leur commerce avec la mer. L’Ocean/
124dans lequel certains poètes ont cru voir une image de l’incon-
125stance, est au contraire une image de l’éternité, c’est de tous les
126éléments, celui qui a subi le moins de vicissitudes depuis l’origine
126adu monde.–
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127Tel l’aurore de la creation l’a vu naître tel il roule encore
128maintenant. Il se déplace; il ne change pas. Aux forces du temps
129qui minent les rochers, qui altèrent le niveau des continents, qui
130transforment la nature vivante et les destinées humaines, il
131oppose, lui, sa mobile stabilité.– Les moeurs des pecheurs qui
132habitent la côte participent du caractère de l’Ocean. Ils n’ont
133aucune des habitudes de la ville. Le fond de leur caractère est
134l’indépendance_2 Il semble que le commerce avec la mer developpe
135chez eux le sentiment de la dignité humaine. Ces hommes n’aiment
136point la terre: il leur faut l’espace, la libre immensité des mers/
137le flot indompté, le ciel, bleu le jour, étoilé la nuit, l’acre brise du
138Nord, la conscience de l’homme debout sur ses actes comme le
139mat du vaisseau sur les mouvements de l’Ocean. Soldats du
140travail ils aiment à braver volontairement le feu de l’éclair, le hen-
141nissement des flots qui courent sans mors et la bouche écumante
142autour de la quille du vaisseau. A terre ils ont le mal du pays.
143Etrangers aux conventions sociales, ils ne veulent être ni règlés
144ni protégés. Ce sentiment d’independance est visible sur leur
145physionomie_ Les matelots et les pecheurs se distinguent des autres
146hommes par la manière dont ils portent la tête haute en marchant.
147C’est pour eux, on le dirait du moins, qu’a été fait le vers d’Ovide:3
148Il a donné à l’homme une face qui regarde le ciel.
149Cet amour de la liberté déteint jusque sur leurs croyances religieuses.
150Les pecheurs de la côte, ainsi que nous l’avons vu, sont tous ou
151presque tous réformés: ils ne reconnaissent que deux livres qui ont le
152droit de leur parler de Dieu, la Bible et la mer. Il semble que
153l’Ocean excerce sur eux un action morale et sanctifiante.
154L’ivrognerie est rare parmi les pecheurs de Scheveningen; mais
155ceux-là meme qui boivent du genièvre à terre avec excès,
156s’abstiennent de toute intempérance quand ils naviguent. A
157bord du vaisseau, les jurons sont inconnus_ La vie de la mer exalte
158chez ces hommes simples et ignorants le sentiment religieux_
159Quand un bateau part chaque pecheur emporte sa Bible.
160On ne prend jamais un repas sans prière, et le repas finit
161egalement par une action de grâces. Le dimanche, si les
162hommes sont en mer, ils s’abstiennent de pêcher, s’ils sont
163à terre, on entend dès le matin dans leurs petites maisons
164le chant des Psaumes.–

165Alphonse Esquiros

51 (l’Empire venait de tomber) le < , l’Empire venait de tomber. Le Corresponding to the original text.
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