1r:1
L’heure du départ a sonné! Devant les chaumières se tient un beau jeune homme, le bâton de voyage sur l’épaule, un sac sur le dos. Ses yeux, ordinairement si vifs, errent lentement autour de lui; sa physionomie est calme, et tout en lui semble annoncer une grande tranquilité d’âme; et cependant son coeur bat violemment, et sa poitrine oppressée s’élève et s’abaisse péniblément. Sa mère serre une de ses mains et lui prodigue les marques de la plus ardente affection; la pauvre femme ne pleure pas; ses joues frémissent sous l’effort qu’elle fait pour dissimuler sa douleur. Elle sourit à son enfant pour le consoler; mais ce sourire, contraint et pénible, est plus triste que la plainte la plus déchirante. L’autre veuve est occupée à calmer le petit garçon, et essaie de lui faire accroire que Jean reviendra bientôt; mais l’enfant a compris à la tristesse qui accable ses parents depuis un an que la séparation est un terrible malheur, et maintenant il jette des cris perçants.– Le grand-père et Cathérine font à l’intérieur les derniers préparatifs du voyage: ils creusent un pain de seigle et le remplissent de beurre. Ils sortent avec les provisions de route et s’arrêtent auprès du jeune homme. L’étable est ouverte; le boeuf regarde tristement son maître et pousse par intervalles un mugissement doux et mélancolique; on dirait que l’animal comprend ce qui va arriver. Tout est prêt: il va partir. Déjà il a serré la main de sa mère d’une étreinte plus vive et fait un pas en avant; mais il jette les yeux autour de lui, embrasse d’un regard affectueux l’humble chaumière qui abrita son berceau, la bruyère et les bois témoins de son enfance et les champs arides si souvent fécondés par les sueurs de sa jeunesse! Puis son oeil s’arrête tour à tour sur les yeux de tous ceux qu’il aime, sur les yeux de ce boeuf aussi, le compagnon de ses rudes travaux; il couvre son visage de sa main, cache les larmes qui coulent sur ses joues, et dit d’une voix presque inintelligible: – A Dieu.–
Il relève la tête, secoue l’abondante chevelure qui tombe sur son cou comme une crinière, et marche résolument en avant. Mais tous le suivent: le moment de la séparation n’est pas encore venu. A une certaine distance dans la direction du village à l’endroit où les chemins se croisent, s’élève un tilleul auquel est suspendue une Sainte Vierge. Trine l’y a placée un beau soir de Mai, et Jean a fait au pied de l’arbre un prie-Dieu en gazon. C’est en ce lieu sacré, où chaque jour quelqu’un d’entre eux venait remercier et prier Dieu, que les paroles déchirantes de l’à Dieu échapperont à leurs lèvres tremblantes...
Déjà apparait au loin le tilleul, limite où doit commencer la fatale séparation. Le jeune homme ralentit sa marche, tandis que sa mère, tout en lui prodiguant des caresses lui dit: Jean, mon fils, n’oublie jamais ce que je t’ai dit. Aie toujours Dieu devant les yeux, et ne manque jamais à dire tes prières avant d’aller te coucher. Aussi longtemps que tu le feras, tu resteras bon; mais s’il devait arriver qu’un soir tu oubliasses de prier, songe à moi le lendemain, songe à ta mère, et tu redeviendras bon et brave; car celui qui pense à Dieu et à sa mère, est à l’abri de tout mal, mon cher enfant.–
Je penserai toujours, toujours à vous, mà mère, dit le jeune homme avec un soupir, mais d’une voix calme, si je suis triste et que je perde courage, votre souvenir sera mon appui et ma consolation; et je le sens, je serai malheureux, je vous aime trop tous.
 1v:2
Ensuite il ne faut pas jurer, sais tu, ni mener mauvaise vie. Tu iras à l’église, n’est ce pas? Tu nous donneras aussi souvent que possible des nouvelles de ta Santé, et tu n’oublieras jamais que le moindre mot de son enfant rend heureuse une mère n’est ce pas? Oh je dirai tous les jours une prière à ton saint Ange gardien pour qu’il ne t’abandonne jamais! Jean est profondement ému par la voix douce et pénétrante de sa mère; il n’ose porter les yeux sur elle, tant le frappe à cette heure solennelle, le regard brillant de la digne femme: c’est la tête baissée qu’il écoute. Sa seule réponse est parfois un serrement de main plus fort et un long soupir auquel se mêlent de temps en temps les mots: Mère, chère Mère! Ils approchaient en silence du carrefour; le grand-père se plaça de l’autre côté du jeune homme, et lui dit d’un ton grave: Jean, mon fils, tu rempliras tes devoirs sans répugnance et avec amour, n’est ce pas? Tu seras obéissant envers tes supérieurs, et tu souffriras, sans te plaindre l’injustice, s’il arrive, par hasard, qu’il t’en soit fait une? Tu seras prévenant et serviable pour chacun; tu feras preuve de bon vouloir, et t’acquitteras courageusement de tout ce qui te sera ordonné? Alors Dieu t’aidera, tes officiers et tes camarades t’aimeront. Trine, sa mère et le petit garçon étaient déjà sous le tilleul, priant agenouillés sur le banc de gazon. Jean n’eut pas le temps de répondre aux recommandations du grand-père; sa Mère l’attirait vers le banc. Tous se mirent à genoux et prièrent les mains levées au ciel.–
Le vent murmure doucement dans les branches des sapins, le soleil printanier dore de ses rayons joyeux le chemin de sable, les oiseaux chantent leur gaie chanson; pourtant il règne un silence solennel, car on entend distinctement la prière s’élever autour du tilleul... C’est fini; tous se lèvent, mais de tous les yeux s’échappe un torrent de larmes. La mère embrasse son fils en poussant des plaintes déchirantes, et bien que les autres aient déjà les bras ouverts pour la triste étreinte de l’àDieu, elle ne laisse pas aller son enfant, elle étanche sous ses baisers les larmes qui baignent ses joues, et laisse échapper d’inintelligibles paroles d’anxiété et d’amour, et elle pleure sur son épaule.
Enfin la pauvre femme abattue, épuisée et toujours pleurante va s’affaisser sur le banc. Jean embrasse précipitamment son grand-père et la mère de Trine; il se dégage avec une douce violence de l’étreinte de son petit frère au désespoir, court encore à sa mère, la serre dans ses bras, dépose un baiser sur son front et s’écrie d’une voix déchirante: à Dieu.–
Et, sans oser se retourner, il marche rapidement dans la direction du village, jusqu’à ce qu’au coin du bois, il ait disparu aux yeux de ses parents.

(Conscience, Le Conscrit)1

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