1r:1
à M. Jules Breton
à Courrières1

Il y a 25 ans environ, qu’un homme de Granville partit pour l’Angleterre.
Après la mort de son père ses frères se disputaient l’heritage, & tâchaient surtout de lui soustraire sa part. Las de se quereller, il leur abandonna sa part & partit pauvre pour Londres, où il obtint une place de maître de Français à une école.
Il avait 30 ans lorsqu’il se maria avec une Anglaise, bien plus jeune que lui; il eut 1 enfant, une fille. Après avoir été marié 7 ou 8 ans, sa maladie de poitrine s’aggrava.
Un de ses amis lui demanda alors s’il avait encore quelque désir, à quoi il repondit, qu’avant de mourir il aimerait à revoir son pays.
Son ami lui paya les frais du voyage.–
Il partit donc, malade jusqu’à la mort, avec sa femme & sa fille de 6 ans pour Granville.  1v:2 Là il loua une chambre à des pauvres gens demeurant près de la mer.
Le soir il se faisait porter sur la grève & regardait le soleil se coucher dans la mer.
Un soir, voyant qu’il était près de mourir, les gens avertirent sa femme qu’il était temps d’envoyer chercher le curé pour qu’il donnât l’extrême onction au malade.
Sa femme qui était protestante, s’y opposa, mais il dit “laissez les faire”.
Le curé arriva donc & le malade se confessa devant tous les gens de la maison.
Alors tous les assistants ont pleuré, en entendant cette vie juste & pure.
Après il voulut qu’on le laissât seul avec sa femme; & quand ils furent seuls il l’embrassa & dit “Je t’ai aimée.”
Alors il mourut.
 1v:3
Il aimait la France, la Bretagne surtout, & la nature & il y voyait Dieu; à cause de cela c’est à vous de le regretter comme un frère.
Sous bien des rapports il était votre frère, c’est pourquoi je vous raconte la vie de cet “étranger sur la terre”2 qui cependant en fut un des vrais citoyens.
A Dieu, Monsieur, pensez à lui quelquefois.

J’ai ecrit la meme lettre à Alphonse Karr à Nice, seulement au lieu de ce qui suit j’ai mis:3
“J’ai cru devoir vous raconter ceci, à vous mon ami l’auteur du Voyage autour de mon jardin & de Clovis Gosselin,4 à vous qui avez aimé la pauvre dame qui était avec vous sur le bateau de Lyon, à vous qui aimez les chaumieres normandes entourées de pommiers en fleur.”5

à Emile Souvestre.
“Et vous aimez aussi la Bretagne & les derniers bretons”6 c’est pourquoi je vous raconte la vie de cet etranger sur la terre qui cependant en fut un des vrais citoyens.–

 1r:4
J’aimais cette petite ville singulière & un peu triste (Granville) qui vit de la pêche lointaine la plus dangereuse. La famille sait qu’elle est nourrie des hasards de cette loterie, de la vie, de la mort de l’homme.
Cela met en tout un serieux harmonique au caractère sauvage de cette côte.
J’y ai bien des fois goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que de la haute ville qui couronne le rocher, je visse descendre le soleil dans l’horizon un peu brumeux.
Son enorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires & de raies rouges, s’abîmait, sans s’arrêter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayent la vue.
En Aout c’était déjà l’automne. Il n’y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine disparu, le vent fraîchissait, les vagues couraient rapides, vertes & sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blancs. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui surplombent la grève de 80 ou de 100 pieds l’attristaient de bêlements plaintifs.

Michelet, La Mer7

Or le mari de Nahomi mourut & elle demeura.
Et Ruth dit: Ne me prie point de te laisser, pour m’éloigner de toi, car j’irai où tu iras & je demeurerai où tu demeureras. ton peuple sera mon peuple & ton Dieu sera mon Dieu. Je mourrai où tu mourras & j’y serai ensevelie. Que le Seigneur donne que jamais rien ne te separe de moi que la mort.
Et elles marchèrent toutes deux jusqu’à qu’elles arrivèrent à Bethléhem. Et toute la ville fut émue à cause d’elles & les femmes dirent: N’est-ce pas ici Nahomi? Et elle leur repondit: Ne m’appelez point Nahomi, appelez-moi Mara, car le Tout-Puissant m’a remplie d’amertume.
Je m’en allai comblée de biens & l’Eternel me ramène vide. Pourquoi m’appelleriez-vous Nahomi, puisque l’Eternel m’a abbattue & que le Tout Puissant m’a affligée.–8

Que ses traits étaient purs, je ne sais quoi d’amer
Et de charmant errait sur sa lèvre sauvage
Et comme elle était bien la fille du rivage
Forte & comme trempée aux souffles de la Mer.

Jules Breton9

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